3

La nouvelle s’était répandue avant même que Cartwright fût arrivé au Directoire, à Batavia. Il regardait fixement l’écran de la TV, dans la rapide fusée intercontinentale qui l’emportait dans le ciel du Pacifique sud. Au-dessous d’eux s’étendait le bleu de l’océan, parsemé d’innombrables points noirs, maisons flottantes de métal et de plastique sur lesquelles vivaient des familles asiatiques, ces fragiles plates-formes s’étendant de Hawaï à Ceylan.

Sur l’écran, les scènes changeaient à une vitesse stupéfiante, les visages se succédaient sans cesse – on présentait un bref historique des dix années de Verrick : le visage massif de l’ex-Meneur de Jeu alternait avec des résumés de ce qu’il avait accompli. Il y avait également de vagues rapports sur Cartwright.

Il ne put réprimer un rire nerveux qui fit sursauter les TP. On ne savait rien sur lui, sinon qu’il était plus ou moins lié à la Société Prestonite. Les informatrices avaient fourni un maximum de renseignements sur la Société elle-même, mais cela ne représentait pas grand-chose. Il y avait aussi quelques fragments de la vie de John Preston, montrant le frêle petit homme allant des Bibliothèques d’Information aux Observatoires, écrivant ses livres, amassant fait sur fait, lancé dans d’incessantes et futiles discussions avec les pontifes, perdant sa précaire classification et déclinant jusqu’à mourir dans l’oubli. La pauvre crypte fut érigée. La première réunion de la Société eut lieu. L’impression des œuvres mi-délirantes mi-prophétiques de Preston commença…

Cartwright espérait qu’ils ne savaient rien d’autre. Il toucha mentalement du bois et ne quitta pas l’écran des yeux.

Il disposait à présent du pouvoir suprême sur le système des Neuf Planètes. Il était Meneur de Jeu, protégé par un Corps de télépathes, disposant d’une importante armée, d’une flotte de guerre et de police. Il était l’administrateur souverain de toute la structure de la bouteille, du vaste appareil de classification, des jeux, loteries et centres de formation.

De l’autre côté, il y avait les cinq Collines : l’infrastructure industrielle supportant le système social et politique.

— Jusqu’où Verrick est-il allé ? demanda-t-il à Shaeffer.

Le major scruta brièvement son esprit pour voir ce qu’il désirait savoir :

— Oh ! il s’est bien débrouillé. S’il était resté jusqu’au mois d’août, il aurait éliminé la saute imprévisible et toute la structure du Minimax.

— Où est-il maintenant ?

— Il a quitté Batavia pour la Colline Farben, où il est le plus influent. Il compte mener ses opérations de là. Nous avons eu vent de quelques-uns de ses plans.

— Je vois que votre aide va m’être précieuse.

— Seulement jusqu’à un certain point. Notre tâche est de vous protéger ; nous ne sommes ni des espions ni des agents secrets. Nous sauvegardons votre vie, c’est tout.

— Que disent les statistiques ?

— Le Corps a été formé il y a cent soixante ans. Depuis, nous avons protégé cinquante-neuf Meneurs de Jeu. Sur ce nombre, nous avons pu en sauver onze du Défi.

— Combien de temps ont-ils duré ?

— Certains, quelques minutes ; d’autres, plusieurs années. Verrick est un de ceux qui ont duré le plus longtemps, bien qu’il ait été dépassé par le vieux McRae, qui alla jusqu’au bout de ses treize ans. Le Corps a intercepté pour lui plus de trois cents provocateurs. Mais nous n’aurions pas pu le faire sans son aide. C’était un sacré vieux roublard, McRae. Je me suis parfois demandé s’il n’était pas télépathe lui-même.

— Un corps de télépathes pour me protéger, murmura songeusement Cartwright, et des assassins publics pour me tuer.

— Seulement un à la fois. Bien entendu, vous pourriez être assassiné par un amateur non approuvé par la Convention, mais c’est rare. Il n’y gagnerait rien, sinon d’être neutralisé politiquement : on lui retirerait sa carte de pouvoir et il ne pourrait jamais devenir Meneur de Jeu. La bouteille devrait être avancée d’une saute. Personne n’y trouverait son compte.

— Quelle est mon espérance de durée ?

— Quinze jours en moyenne.

Quinze jours, et Verrick était très fort. Les Conventions du Défi ne seraient pas des événements sporadiques, provoqués par des individus avides de pouvoir et isolés. Verrick se chargerait de tout organiser. Un mécanisme efficace lancerait un assassin après l’autre vers Batavia, jusqu’à ce qu’enfin le but soit atteint et Léon Cartwright détruit.

— Votre esprit, dit Shaeffer, présente un intéressant tourbillon de peur et un syndrome extrêmement inhabituel que je ne parviens pas à analyser. En rapport avec un astronef.

— Vous êtes autorisé à sonder quand cela vous plaît ?

— Je ne peux pas m’en empêcher. Lorsque je parle, vous ne pouvez vous empêcher d’entendre ce que je dis. Avec un groupe, c’est plus difficile ; les pensées deviennent confuses, de même que les paroles le sont pour vous, s’ils parlent tous à la fois. Mais ici, il n’y a que vous et moi.

— L’astronef est en route, dit Cartwright.

— Il n’ira pas loin. Dès qu’il essaiera d’aborder la première planète, que ce soit Mars, Jupiter ou Ganymède…

— Il va plus loin. Nous ne voulons pas tenter de fonder une nouvelle colonie de squatters.

— C’est beaucoup demander à un vieux cargo minéralier.

— Tout ce que nous possédons est à bord.

— Croyez-vous que vous tiendrez assez longtemps ?

— Je l’espère.

— Moi aussi, dit Shaeffer sans passion. À propos… (Il désigna de la main l’île florissante qui apparaissait devant eux :) un agent de Verrick vous attend à l’atterrissage.

Cartwright poussa un gémissement.

— Déjà ?

— Ce n’est pas un assassin. Il n’y a pas encore eu de Convention. Cet homme est un serf personnel de Verrick nommé Herb Moore. Il n’est pas armé. Il veut seulement vous parler.

— Comment savez-vous cela ?

— Depuis quelques minutes, je reçois le Q.G. du Corps. Nous formons une chaîne d’informations ininterrompue. Vous n’avez rien à craindre : au moins deux d’entre nous assisteront à l’entretien.

— Et si je ne veux pas lui parler ?

— C’est votre privilège.

Le vaisseau descendait vers les grappins magnétiques. Cartwright éteignit la TV.

— Que me recommandez-vous ?

— Parlez-lui. Écoutez ce qu’il a à vous dire. Cela vous donnera une meilleure idée de ceux contre qui vous devrez lutter.

 

Herb Moore était un homme blond et bien bâti qui devait à peine avoir dépassé la trentaine. Il se leva avec souplesse lorsque Cartwright, Shaeffer et deux membres du Corps entrèrent dans le grand hall du Directoire.

— Mes salutations, dit-il d’une voix enjouée.

Shaeffer ouvrit les portes menant aux bureaux privés et s’effaça pour laisser passer Cartwright. Le nouveau Meneur de Jeu voyait pour la première fois son domaine. Il resta sur le pas de la porte, son manteau sur le bras, transporté d’admiration.

— Ça fait une différence avec les locaux de la Société, finit-il par dire. (Il avança lentement et toucha l’acajou poli du grand bureau.) C’est étrange… j’étais préparé à la signification abstraite du pouvoir – le pouvoir d’agir de telle façon, de décider telle chose – mais la vue de ces tapis, de cet immense bureau…

— Ce n’est pas le vôtre, lui dit le major Shaeffer. C’est celui de votre secrétaire, Eleanor Stevens, une ex-TP.

— Ah ! (Cartwright rougit.) Et où est-elle ?

— Elle est partie avec Verrick, ce qui crée une situation intéressante. (Shaeffer claqua la porte derrière eux, laissant Herb Moore dans le hall tendu de velours.) C’était une nouvelle venue dans le Corps. Elle n’est arrivée qu’après l’accession de Verrick ; elle avait juste dix-sept ans et n’avait jamais servi auparavant. Au bout de deux ans, elle changea ce que nous nommons un serment de situation en un serment personnel. Lors du départ de Verrick, elle a plié bagages et l’a suivi.

— Verrick a donc un TP à son service.

— Comme la loi l’exige, elle a perdu son supralobe. Curieux, cette fidélité à une personne. Pour autant que je sache, ils n’ont pas de relations sexuelles. En fait, elle était la maîtresse de Moore, le jeune homme qui vous attend dehors.

Cartwright fit le tour du luxueux bureau, examinant les meubles-classeurs, les massifs ensembles ipvics, les sièges, le bureau, les tableaux mouvants qui ornaient les murs.

— Où est mon bureau ?

Shaeffer ouvrit du pied une lourde porte. En compagnie des deux autres TP, il suivit Cartwright à travers une série de points de contrôle et de champs protecteurs, jusqu’à une triste salle de rexeroïd massif.

— C’est grand mais pas aussi séduisant, dit Shaeffer. Verrick était un réaliste. À son arrivée, c’était d’un érotisme oriental : des filles partout, des divans, des bars, de la musique et des couleurs. Verrick a balayé tout le bric-à-brac, il a fait arracher le stuc et a envoyé les filles dans un camp de travail martien, puis il a construit ceci. (Il frappa le mur, qui ne renvoya aucun écho.) Cinq mètres de rexeroïd. À l’épreuve des bombes et des radiations, impossible à percer, système d’aération autonome, contrôle de la température et du degré d’humidité, réserves alimentaires. (Il ouvrit un placard.) Regardez.

C’était un véritable arsenal.

— Verrick savait se servir de toutes les armes connues. Une fois par semaine, il allait dans la jungle et tirait sur tout ce qui se présentait. On ne peut entrer ici que par où nous sommes venus ou… (Il passa la main sur une des parois.) Verrick avait plus d’un tour dans son sac. Il a dessiné cela lui-même et en a surveillé l’exécution, centimètre par centimètre. À la fin des travaux, tous les ouvriers ont été envoyés dans des camps, comme le faisaient les Pharaons. Même le Corps a dû s’éloigner les dernières heures.

— Pourquoi ?

— Verrick a fait installer des équipements qu’il ne comptait pas utiliser tant qu’il était Meneur de Jeu. Mais les TP sont toujours curieux quand on essaie de les exclure. Nous avons pu sonder quelques ouvriers avant leur départ pour Mars. (Il fit glisser une section du mur.) Voilà le passage privé de Verrick. Évidemment, il permet de sortir. Mais il permet aussi d’entrer.

Cartwright essaya d’ignorer la sueur glacée qui suintait de ses mains et de ses aisselles. Le passage s’ouvrait derrière le massif bureau d’acier ; il était aisé de s’imaginer l’assassin débouchant juste derrière son dos.

— Que proposez-vous ? Faut-il le condamner ?

— Nous avons mis au point une stratégie qui rend ces travaux inutiles. Nous allons parsemer le sol de capsules de gaz. L’assassin sera mort bien avant d’atteindre la porte intérieure. (Shaeffer haussa les épaules.) C’est une difficulté mineure.

— D’accord, réussit à dire Cartwright. Y a-t-il d’autres éléments que je doive connaître pour le moment ?

— Vous devrez écouter ce que Moore est venu vous dire. C’est un biochimiste de premier ordre, un génie à sa façon. Il est à la tête de la recherche chez Farben. Il n’était pas venu ici depuis des années. Nous avons essayé de détecter quelque chose sur ses travaux, mais franchement c’est trop compliqué pour nous.

Un des autres TP, un petit homme pimpant aux cheveux clairsemés, arborant une moustache, prit la parole :

— Il serait intéressant de savoir si Moore ne formule pas délibérément ses pensées dans un jargon très technique, afin de nous dérouter.

— Je vous présente Peter Wakeman, dit Shaeffer.

Les deux hommes se serrèrent la main. Les doigts du TP étaient minces et fragiles ; sa poignée de main hésitante n’avait pas la vigueur à laquelle Cartwright était accoutumé chez les inclassifiés. Il était difficile de croire que cet homme dirigeait le Corps et qu’il l’avait détaché de Verrick au moment critique.

— Merci, lui dit Cartwright.

— À votre service. Mais cela n’avait rien à voir avec vous. (Le TP manifesta un visible intérêt pour son interlocuteur.) Comment devient-on Prestonite ? Je n’ai lu aucun de ses livres ; il y en a trois, n’est-ce pas ?

— Quatre.

— Preston était bien cet astronome un peu bizarre qui a réussi à intéresser les observatoires à sa planète ? Ils ne trouvèrent rien, d’ailleurs. Preston alla à sa recherche et trouva la mort dans son vaisseau. Oui, j’ai même feuilleté Le Disque de Flamme. L’homme qui me l’avait prêté était complètement cinglé. J’ai voulu le TP… je n’en ai rien retiré d’autre qu’un ramassis de sentiments chaotiques.

— Et moi, qu’est-ce que je donne ? demanda Cartwright avec raideur.

Il y eut un moment de silence absolu. Les trois TP travaillaient sur lui. Il fixa son attention sur le poste de TV complexe et essaya de les ignorer.

— À peu près pareil, dit enfin Wakeman. Vous êtes curieusement décalé par rapport à cette société. Le jeu Minimax accorde une importance primordiale au Juste Milieu Aristotélicien. Or, vous êtes entièrement fixé sur votre vaisseau : Taudis ou palais, s’il est détruit ce sera votre fin.

— Il ne sera pas détruit, dit farouchement Cartwright.

Les trois TP parurent amusés.

— Dans cet univers livré au hasard, dit Shaeffer, nul ne peut rien prédire. Il sera probablement détruit, mais il peut tout aussi bien arriver à son but.

— Lorsque vous aurez parlé à Moore, dit Wakeman, il serait intéressant de voir si vous croyez encore au succès.

Herb Moore se leva en voyant entrer Cartwright et Wakeman.

— Restez assis, lui dit ce dernier. Nous parlerons ici.

Moore resta debout.

— Je ne vous retiendrai pas longtemps, Mr Cartwright. Je sais que vous avez beaucoup de travail.

Wakeman émit un grognement revêche.

— Que voulez-vous ? demanda Cartwright.

— Résumons la situation. Vous êtes en place. Verrick est évincé. Vous occupez le poste suprême du système. Exact ?

— Sa stratégie, dit Wakeman gravement, est de vous convaincre que vous n’êtes qu’un amateur. Nous avons capté cela avec certitude. Il veut vous faire croire que vous êtes une sorte de concierge qui occupe la place du patron pendant que ce dernier est sorti pour conclure une grosse affaire.

Moore se mit à marcher en long et en large, rouge d’excitation, faisant de grands gestes, s’échauffant au fur et à mesure qu’un flot de paroles sortait de sa bouche.

— Reese Verrick a été Meneur de Jeu dix ans. Il était Défié chaque jour et chaque jour il relevait le Défi. Avant tout, il savait manier les hommes. Il avait plus de talent et de connaissances que tous ses prédécesseurs réunis.

— Sauf McRae, dit Shaeffer en entrant. N’oubliez pas le brave vieux McRae.

Cartwright sentit la nausée l’envahir. Il se laissa tomber dans un profond fauteuil et attendit qu’il s’ajustât à sa position et à son poids. La discussion continua sans lui ; le rapide échange de mots entre les deux TP et le brillant envoyé de Verrick paraissait lointain comme un rêve. Il essaya de suivre leur raisonnement, mais cela ne paraissait pas le concerner.

Sur bien des points Herb Moore avait raison. Il s’était vraiment introduit dans la place, dans les problèmes, dans la peau d’un autre. Il se demanda où était l’astronef. Si tout allait bien, il se dirigerait avant peu vers Mars et la ceinture d’astéroïdes. Avait-il déjà passé la douane ? Il sortit sa montre. Le vaisseau devait accélérer en ce moment même.

La voix excitée de Moore le ramena à la réalité.

— Comme vous voudrez ! disait-il. L’ipvic a déjà annoncé la nouvelle. La Convention se réunira sans doute à la Colline Westinghouse, à cause des facilités hôtelières.

— En effet, dit Wakeman sèchement. C’est le rendez-vous habituel des assassins : il y a de nombreuses chambres bon marché.

Wakeman et Moore discutaient de la Convention du Défi.

Cartwright se leva en chancelant légèrement :

— Je veux parler à Moore. Vous deux, sortez d’ici.

Shaeffer et Wakeman conférèrent en silence, puis se dirigèrent vers la porte.

— Attention, dit Wakeman. Vous avez déjà eu pas mal de chocs émotionnels aujourd’hui. Votre indice thalamique est trop élevé.

Cartwright referma la porte derrière eux et fit face à Moore.

— Bon. Nous allons pouvoir régler cela une fois pour toutes.

Moore sourit, sûr de lui.

— Je suis à votre disposition, Mr Cartwright. Vous êtes le patron.

— Je ne suis pas votre patron.

— En effet. Nous sommes quelques-uns à être restés fidèles à Reese, à ne pas l’avoir laissé tomber.

— Vous semblez avoir une haute opinion de lui.

— Reese Verrick est un homme de poids, Mr Cartwright. Il a fait un tas de grandes choses. Il travaille à grande échelle (Son expression s’illumina de bonheur.) Il est pleinement rationnel.

— Que voulez-vous de moi ? Que je lui rende sa place ? (Cartwright se rendit compte que sa voix tremblait d’émotion.) Peu m’importe si c’est irrationnel, mais je n’abandonne pas. Je suis ici et j’y reste. Vous ne réussirez pas à m’intimider ! Vous ne réussirez pas à me tourner en ridicule !

Les échos de sa voix lui revinrent : il avait crié. Il fit un effort pour se calmer. Herb Moore souriait toujours, heureux.

Cartwright se surprit en train de penser qu’il était assez jeune pour être son fils. Il ne peut avoir plus de trente ans, se dit-il, et j’en ai soixante-trois. Un grand gosse, un enfant prodige. Il essaya en vain d’empêcher ses mains de trembler. Il était trop énervé, trop monté. Il pouvait à peine parler. Et il avait peur.

— Vous ne pouvez pas diriger tout cela ; ce n’est pas votre branche, dit Moore avec calme. Qu’êtes-vous ? J’ai consulté les archives. Vous êtes né le 5 octobre 2140 à proximité de la Colline Impérial. Vous y avez passé toute votre vie. C’est la première fois que vous venez dans cet hémisphère, et vous n’avez bien entendu jamais été dans les planètes. Vous avez eu dix années d’enseignement nominal grâce au département charité de la Colline Impérial. Vous n’avez jamais brillé en aucune matière. À partir du secondaire, vous avez abandonné tout ce qui impliquait une symbolisation et vous vous êtes tourné vers les matières pratiques telles que la réparation électronique et la soudure, ce genre de choses. Vous vous êtes également intéressé à l’imprimerie, pendant un certain temps. À votre sortie de l’école, vous avez travaillé comme mécanicien dans une usine de tourelles. Vous avez soumis quelques projets d’amélioration dans le circuit des tableaux de signalisation, mais le Directoire a jugé qu’ils étaient insignifiants et les a rejetés.

— Ces améliorations, dit Cartwright avec difficulté, furent incorporées dans la bouteille elle-même un an plus tard.

— Vous êtes devenu amer, à partir de ce moment-là. À Genève, où vous collaboriez à l’entretien de la bouteille, vous avez vu fonctionner les circuits que vous aviez dessinés. Vous avez essayé d’obtenir une classification plus de cinq mille fois, mais vous manquiez de connaissances théoriques. À quarante-neuf ans, vous avez abandonné. Un an plus tard, vous vous êtes joint à cette association de cinglés, la Société Prestonite.

— J’assistais aux réunions depuis déjà six ans.

— Il n’y avait que peu de membres, à cette époque. Ils ont fini par vous élire président. Tout votre temps et tout votre argent ont passé dans cette folie. C’était devenu le but de votre vie, une manie… (Le visage de Moore était radieux, comme s’il était sur le point de résoudre une équation complexe.) Et maintenant, vous êtes Meneur de Jeu, maître de toute une race, de milliards d’individus, de quantités inimaginables de matériel – de la seule civilisation de l’univers, peut-être. Et dans tout cela, vous ne voyez qu’un moyen de faire progresser votre association.

Cartwright grommela futilement.

— Qu’allez-vous faire ? insista le jeune homme. Imprimer les tracts de Preston à trois milliards d’exemplaires ? Mettre partout d’immenses portraits en tri-D ? Des statues, d’immenses musées emplis de reliques, vêtements, dentiers, rognures d’ongles, chaussures, boutons du grand ancêtre ? Des autels où la foule sera conviée à prier ? Il y a déjà un monument, en bois, délabré, où les ossements du saint sont exhibés à qui veut les voir et les toucher.

» Est-ce cela que vous voulez créer ? Une nouvelle religion, un nouveau dieu ? Allez-vous envoyer d’immenses armadas à la recherche de la planète mythique ? (Moore vit Cartwright défaillir. Il continua de plus belle.) Allons-nous perdre tout notre temps à ratisser l’espace pour trouver ce Disque de Feu ou de Flamme ? Souvenez-vous de Robin Pitt, le trente-quatrième Meneur de Jeu. Désigné à l’âge de dix-neuf ans. Homosexuel. Psychopathe. Il n’avait jamais quitté sa mère et sa sœur. Il lisait des livres anciens, peignait des images, écrivait des textes d’écriture automatique relevant de la psychiatrie.

— De la poésie.

— Il resta Meneur de Jeu pendant une semaine. Dieu merci, le Défi l’élimina. Il errait dans la jungle, cueillait des fleurs sauvages, écrivait des sonnets. Vous devez être au courant : vous êtes assez âgé pour cela.

— J’avais treize ans lorsqu’il fut assassiné.

— Vous souvenez-vous de ce qu’il avait prévu pour l’humanité ? Essayez de vous souvenir. Pourquoi le processus du Défi a-t-il été instauré ? Le système de la bouteille existe pour nous protéger ; il élève et abaisse au hasard, choisissant au hasard des individus, à des intervalles imprévisibles. Nul ne peut s’emparer du pouvoir, puis s’y maintenir ; nul ne sait quel sera son statut dans un an, dans une semaine. Nul ne peut intriguer pour devenir dictateur : tout obéit aux mouvements imprévisibles de particules subatomiques. Le Défi nous protège d’autre chose : des incompétents, des imbéciles et des fous. Notre sécurité est totale : Ni despotes ni déments.

— Je ne suis pas un dément, marmonna Cartwright d’une voix rauque.

Il fut surpris par le son de sa propre voix. Elle était faible et sans conviction. Le sourire de Moore s’élargit encore davantage : son esprit ne nourrissait aucun doute.

— Il faudra que je m’adapte, termina Cartwright platement. J’ai besoin de temps.

— Vous croyez pouvoir y parvenir ? demanda Moore.

— Oui !

— Moi pas. Il vous reste approximativement vingt-quatre heures, le temps nécessaire pour réunir une première Convention du Défi et désigner un premier candidat. Il n’en manquera pas.

Cartwright sursauta :

— Pourquoi ?

— Verrick a promis un million de dollars-or à celui qui vous tuera. L’offre est valable sans limitation de durée, jusqu’à votre mort.

Cartwright n’enregistra pas vraiment la signification des mots. Il était vaguement conscient que Wakeman était entré et s’avançait vers Moore. Les deux hommes s’éloignèrent en parlant à voix basse.

L’expression « un million de dollars-or » s’infiltrait dans les replis de son cerveau comme un cauchemar glacé. Il y aurait d’innombrables preneurs. Avec cet argent, un ink pouvait acheter n’importe quelle classification au marché noir. De plus, les meilleurs esprits risqueraient leur vie pour cela, dans cette société qui n’était qu’un jeu incessant, une immense loterie.

Wakeman revint vers lui en secouant la tête.

— Quel esprit dopé ! Il y avait un tas de choses que nous n’avons pu saisir ; il était question de corps, de bombes, d’assassins et de hasard. Il est parti. Nous l’avons renvoyé.

— Ce qu’il dit est vrai, haleta Cartwright. Ma place n’est pas ici.

— Sa stratégie consiste à vous faire penser cela.

— Mais c’est la vérité !

Wakeman acquiesça à regret.

— Je sais. Et c’est pourquoi c’est une bonne stratégie. Nous aussi, nous avons une bonne stratégie, je pense. Nous vous l’exposerons en temps utile. (Soudain, il prit énergiquement Cartwright par l’épaule.) Vous devriez vous asseoir. Je vais vous verser à boire. Verrick a laissé derrière lui deux caisses de vrai scotch.

Cartwright secoua la tête en silence.

— Comme il vous plaira. (Wakeman sortit son mouchoir et s’essuya le front. Ses mains étaient agitées d’un léger tremblement.) Je pense que je vais en prendre un, si cela ne vous fait rien. J’en ai bien besoin, après avoir capté ce flot d’énergie pathologique sous pression.

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